Enquête d’innovation au CNES : des ingénieurs, le spatial et la « Société »

Conjuguant des identités de centre technique et d’agence, le CNES est depuis sa création le 19 décembre 1961, dans la continuité du Comité des Recherches Spatiales, un acteur clé des activités spatiales françaises et européennes, comme de la politique scientifique et technique d’un Etat qui s’est voulu entrepreneur. Dans les années 60, le « centre technique » apparait comme l’outil de construction d’une compétence et d’une expertise tandis que «l’agence» représente un instrument rationnel articulant science et action publique dans une perspective d’innovation et de progrès matériel dégagé des lourdeurs bureaucratiques de l’administration et ouverte sur une régulation démocratique. Avec le temps et la multiplication des « agences » pour prendre en charge divers sujets de politiques publiques, ce modèle organisationnel a pris des allures de bureaucratie de second rang dans laquelle l’expertise technique s’est trouvé incorporée.
Dans un secteur d’activité international traversé par des dynamiques contraires de coopération et de compétition, le CNES a inventé un positionnement original et des modes de relations avec les différents « mondes » dans lequel les activités spatiales se sont développées : la recherche scientifique, l’industrie, la défense. Dans un entretien avec André Lebeau, le Général Robert Aubinière premier dirigeant du CNES rappelle ainsi la part des relations avec les Américains dans les choix fondateurs : « Pour la politique industrielle du CNES, {…} nous pensions que notre rôle était d’enseigner à l’industrie…Les Américains ne voulaient pas de lien avec l’industrie. La NASA acceptait de traiter avec le CNES mais n’acceptait pas de traiter avec les industriels…les rapports avec les Américains étaient extrêmement mauvais parce que le général de Gaulle voulait sa force de dissuasion et que les Américains ne voulaient pas…la crainte des Américains était que le CNES serve de moyen pour aider la force de dissuasion…Le fait que le CNES était un organisme civil et un organisme d’Etat plaisait à la NASA ». Pour la politique scientifique, c’est surtout l’expérience antérieure du CEA qui a incité les dirigeants à éviter de doter l’organisme de laboratoire propre, choix que n’ont fait ni l’IFREMER, ni l’ESRO.
Les dirigeants nommés par le gouvernement font partie des acteurs de la politique publique Le personnel aujourd’hui composé majoritairement d’ingénieurs et de cadres était, si l’on en croit le général Aubinière, de composition plus hétérogène au début de l’organisme « on a toujours cherché à avoir des gens de toutes origines et je crois que ça c’est très important pour l’esprit du CNES ; c’est ce qui a donné, à mon avis une grande part de l’originalité du CNES » à l’origine. Des personnalités s’y sont distinguées et ont participé à l’histoire technoscientifique du pays notamment dans les domaines de la géodésie spatiale et de l’océanographie spatiale.
A Toulouse comme à Kourou7, l’organisme contribue à l’identité territoriale locale et au façonnage d’un milieu, d’une économie. Ces choix d’implantation articulant stratégie d’aménagement du territoire et critères techniques ont engendré des histoires de vie tissant entre les acteurs des liens étroits qui ont soutenu la production scientifique, technique mais évoquent un peu aussi l’entre-soi des corporations.
Les crises traversées par l’organisme à propos de l’orientation des activités ou de leur financement signalent la variété des logiques qui traversent l’univers pratique d’un secteur porteur de contraintes techniques et matérielles très spécifiques (l’arrachement à la gravitation, l’hostilité des radiations, l’alternance d’extrêmes de chaleur et de froid…) mais dont le développement dépend d’autres espaces sociaux (la science, la défense, les télécoms et tous les espaces d’usage des données de l’observation de la terre). Les tensions et les démissions qui ont accompagné ces crises (du départ de chefs de service de la génération des pionniers 1969, jusqu’à la démission d’Alain Bensoussan en 2003 en passant par les départs de Gérard Brachet en 1978 ou André Lebeau et Jean-Daniel Levi en 1996) ont été relatées par la presse, rendant public les différences de perspectives, les arguments et les choix des gouvernements successifs en matière d’activités spatiales.
En 2007, l’innovation est devenue l’objet d’un travail collectif au CNES dans la continuité d’une attention des responsables de la communication interne aux doutes exprimés en interne sur l’existence d’une stratégie, alors même qu’un premier contrat pluri-annuel objectif–moyens venait d’être signé avec l’Etat. D’abord porté marginalement par un groupe informel, mais avec l’assentiment des dirigeants et le parrainage du DRH, le travail a donné naissance à un programme de recherche de sciences sociales « Espace, Innovation, Société », à des partenariats avec des laboratoires de recherche, puis à une forme d’institutionnalisation avec la mise en place d’une gamme de dispositifs de contrôle et de régulation. Six ans après, l’innovation semble « être le nom » de réflexions et initiatives multiples qu’il a semblé opportun de tenter de démêler. Dans le texte  Enquête d’innovation au CNES : des ingénieurs, le spatial et la « Société », je retrace la démarche d’entreprise suscitée par un « trouble » des managers.

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